Lerné
Le nom de cette commune située à 4 km à l’ouest de Seuilly (voir article précédent) apparaît pour la première fois en 990, dans le cartulaire de l’abbaye de Bourgueil, sous la forme Larniensus, venant de Larinacus ou « domaine agricole (villa rustica) de Larinus ».
L’église de Lerné, construite à la fin du 12ème siècle, est placée sous le vocable de Saint-Martin et Lerné est la capitale des statues de Saint-Martin en Indre-et-Loire. Cette commune abrite aussi le Picroboule (1 route de Thizay), qui abrite une salle de boule de fort, jeu traditionnel du Val de Loire qui se pratique avec des boules dont le centre de gravité est décalé, ainsi qu’un musée racontant l’histoire et l’évolution de ce jeu (voir https://www.chinon-vienne-loire.fr/culture/boule-de-fort/).
Église Saint-Martin (photo PMD avril 2009)
Chez Rabelais, Lerné est la capitale de Picrochole III, qui, dans l’esprit de Rabelais, au moment de l'écriture de Gargantua (1535), représente Charles Quint (1500-1558), le mauvais roi, adversaire de François 1er (1494-1547) qui est le bon roi Grandgousier.
On dit que "la guerre picrocholine" a été inspirée par un procès entre Antoine Rabelais, le père de François et Gaucher III de Sainte-Marthe (1468/1551), seigneur de Lerné. Abel Lefranc (1863/1952) professeur au Collège de France et auteur, en 1912, d’une très riche édition commentée de Gargantua écrit :
« Quel était, au temps où Rabelais rédigeait son œuvre, le seigneur de Lerné ? Un homme relativement célèbre à cette époque, Gaucher de Sainte-Marthe, écuyer, seigneur (...) de Lerné, (…) médecin ordinaire du roi, (…) de l’abbesse de Fontevrault [abbaye Notre-Dame de Fontevraud] (et) du connétable Charles de Bourbon [Charles III de Bourbon (1490/1527)]. (…) Gaucher avait épousé Marie Marquet, fille de Michel Marquet, receveur général de Touraine, dont il eut douze enfants (…), parmi lesquels le poète Charles de Sainte-Marthe (…). D’après les poésies de son fils Charles, il connut l’adversité. Il mourut en janvier 1551 et fut inhumé dans le chœur de Fontevrault.
Avide et intéressé, il avait, d’après les faits mêmes qui vont être rapportés, un caractère violent, autoritaire, injuste et processif. Toute une région, lésée dans ses intérêts vitaux, put s’élever contre lui, sans qu’il se laissât ébranler ni attendrir un seul instant. Il n’était cependant pas dépourvu de valeur comme médecin, et c’est en reconnaissance de ses soins que l’abbesse de Fontevrault lui concéda, en 1506, sa vie durant, la seigneurie de Lerné qui appartenait à son abbaye (…)
Connaissant les procédés de composition de notre conteur, nous aurions le droit d’affirmer a priori que Picrochole, roi, c’est-à-dire seigneur de Lerné, tiers du nom, ne peut être que le seigneur de Lerné, contemporain de Rabelais, Gaucher de Sainte-Marthe, troisième de son nom en France. »
Carte Henri Clouzot, annotations PMD
Abel Lefranc ajoute le témoignage d’un érudit qui écrivait à la fin du 16ème siècle ou au commencement du 17ème dans la région de Loudun ou de Chinon et qui écrit ceci dans des notes (dont j’ai modernisé l’orthographe) conservées à la Bibliothèque nationale :
« Picrochole était médecin de Madame de Frontevrault. Il se nommait Scevole ou Gaucher, aïeul de Gaucher ou Scevole, grand père de messieurs de Sainte-Marthe. Il demeurait à Lerné, qui est un beau village dépendant de Frontevrault. Lequel village Madame lui avait donné sa vie durant, comme elle avait fait à deux précédents, cause qu’il [Rabelais] l’appela tiers de ce nom. (…) Il levait les cens, rentes et devoirs de sa dite seigneurie et les royales tailles. (…) Il eut procès entre aucuns de Lerné et les moines de Seuilly ; leur temporel fut saisi, entre autres le clos de l’abbaye, qui fut baillé à ferme peu avant les vendanges. Les fermiers s’ingénièrent de jouir, à quoi s’opposa frère Jehan des Entommeures, qui était leur procureur. C’est la défense du clos. Marquet était beau père de Picrochole, qui fut blessé d’un coup de tribart à la tête (…). »
Gaucher de Sainte-Marthe avait épousé en effet Marie Marquet, fille du Receveur général de Touraine, et dans A-25, un certain Marquet est « grand bâtonnier de la confrérie des fouaciers ». Par ailleurs Grandgousier essaie de parlementer et envoie auprès de Picrochole « Ulrich Gallet, maître de requêtes, homme sage et réfléchi » (Réf. A-30). Dans le procès qui opposa Antoine Rabelais et Gaucher de Sainte-Marthe, un certain Jehan Gallet, mandataire des marchands de Loire et de ses affluents, est défenseur et négociateur.
Par ailleurs, les habitants de Lerné avaient, semble-t-il, la réputation d’être des gens violents. Deux anecdotes en témoignent :
En septembre 1509, une rixe sanglante eut lieu dans l’église de Lerné entre Michel de Ballan, seigneur de Maulevrier (voir ci-après) et François Le Roy, fils du seigneur de Chavigny (voir ci-après), pour une question de préséance dans l’église. Ce seigneur de Maulevrier, (Réf. A-39), était réputé pour sa richesse ; dans le prologue du Quart Livre, Rabelais parle d’un certain Couillatris « pauvre villageois natif de Gravot » qui devint grâce aux dieux « le plus riche homme du pays, plus même que Maulevrier le boiteux ». Voir l'article 09 Au nord de Chinon et dans le Véron.
Un seigneur de Lerné poursuivait de sa passion violente une jeune fille, qui implora le secours du Ciel ; l’un des pieds de cette fille, qui devint Sainte Néomoise, fut transformé en patte d’oie et le seigneur abandonna sa poursuite. Il y avait dans l’église de Lerné une statue de Sainte Néomoise, qui a été dérobée le 12 février 2007.
On sait que le point de départ de "la guerre picrocholine" est une querelle entre « les fouaciers de Lerné » et « Les bergers et métayers de Seuilly et de Cinais » (Réf. A-25). La fouace de Lerné est un petit gâteau rond avec des noix et de la cannelle ; Rabelais en donne en partie la recette dans A-32 : « fouaces faites de bon beurre, de bons jaunes d’œufs, de beau safran et de belles épices…».
Plusieurs châteaux se trouvent sur la commune de Lerné, notamment ceux de Cessigny, de Chavigny et de Maulévrier. Picrochole, pour sa part, demeure au « Capitole » (Réf. A-26) et ce lieu correspond peut-être au château de Chavigny, qui abritait, au 16ème siècle, le seigneur du fief.
Cessigny (photo PMD avril 2009)
Le château fort de Cessigny, du 15ème siècle, maintenant en ruines, comprenait un corps de logis, aujourd’hui en partie démolie, une haute tour d’escalier polygonale, dont le sommet est actuellement arasé et une chapelle, construite en 1625, en ruines elle-aussi. Il y avait également un souterrain-refuge du 16ème siècle.
Chavigny (photo PMD avril 2009)
Le château de Chavigny (voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Ch%C3%A2teau_de_Chavigny) appartenait à l’époque de Rabelais, à la famille Le Roy : Guillaume III Le Roy (1410/1495), également propriétaire de La Boulardière à Cinais, fut le père de René Le Roy (1450/1512), grand-père de François Le Roy (1519/1606), décédé sans postérité, lieutenant-général de Touraine, qui acheta Maulévrier.
Maulévrier (photo PMD mai 2016
Quant au château de Maulévrier (voir A. Desmé de Chavigny : Le vieux Lerné : le fief et le château de Maulévrier, in BAVC 4.8 1943 (pages 398/407)), il était la propriété, au 16ème siècle, de Michel de Ballan (mort en 1519), dit Capitaine Maulévrier, père de René de Ballan (mort en 1544), dont la fille, Marguerite de Ballan, vendit le fief en 1558 à François Le Roy, seigneur de Chavigny.