Où donc était l'abbaye de Thélème ?
On sait que Gargantua fait construire de toute pièce une abbaye (Réf. A-52/58) pour récompenser un moine de l’abbaye de Seuilly : frère Jean des Entommeures, qui le seconda dans sa guerre contre Picrochole. Cette abbaye est connue sous le nom d’abbaye de Thélème car « Gargantua lui offrit tout son pays de Thélème, le long de la Loire, à deux lieues de la grande forêt de Port-Huault » (Réf. A-52) ; « Le bâtiment était de forme hexagonale (…). La Loire coulait au nord (…) de grands canaux qui tous conduisaient à la rivière passant sous le logis » (Réf. A-53).
Essai de restitution de l'abbaye de Thélème par Charles Lenormant, 1840.
Voilà les seules indications précises que nous donne Rabelais. Est-il possible, à partir de ces indications, de situer ce lieu utopique, dont les magnifiques bâtiments évoquaient, dit-on, pour les contemporains de Rabelais, le château de Bonnivet (16ème) dans le Poitou ?
Château de Bonnivet (photo World of Tanks)
Tous les commentateurs de Rabelais placent cette abbaye dans « le bois Thélot » qui se trouve entre l’Indre et la Loire, dans l’actuelle commune de Huismes et c’est ce nom de Thélot qui aurait suggéré à Rabelais le nom de Thélème.
Situation 1 (carte IGN annotations PMD)
Je dois avouer que leurs explications ne m’ont guère convaincu.
D’une part, Rabelais n’avait aucune raison particulière (sauf erreur de ma part) de connaître ce coin perdu, qui, d’ailleurs, s’appelait à son époque Télot (sans le h) et qui était couvert d’une épaisse chênaie défrichée seulement au 17ème siècle ; d’autre part, la Loire, à cet endroit, se trouve à moins de 2 km de la lisière nord de la forêt de Chinon, qu’on appelait au 16ème s. la forêt de Port-Huault. On est donc loin des « deux lieues » (8 km).
De plus, pour Rabelais, ce nom de Thélème vient du grec θελημα (théléma) qui signifie « volonté, désir » et il est surtout à mettre en relation avec le « Fais ce que tu voudras » qui était la seule règle de cette abbaye (Réf. A-57).
Situation 2 (carte Bulletin des Amis de Rabelais 1962 page 13)
Que l’on me permette donc de faire une autre hypothèse.
Il me semble logique de penser que Rabelais s’est situé par rapport à Chinon et donc par rapport à la lisière ouest de cette forêt ; si l’on regarde ce qui, au bord de la Loire, se trouve à deux lieux (8 km) de cette lisière, on arrive au nord d’Avoine, près de Port Boulet (commune de Chouzé-sur-Loire), où, du temps de Rabelais, l’on franchissait la Loire à gué ou au moyen d'un bac, pour rejoindre Bourgueil (voir https://turonensis.fr/categories/passages-eau-indre-et-loire/01-les-passages-sur-la-loire-tourangelle-liste).
Nous pouvons déjà noter que Rabelais connaissait bien cette région : il cite Chouzé, Varennes et Bourgueil dans le ch. 47 de Gargantua ; son père possédait des propriétés à Chavigny-en-vallée (commune de Varennes, ainsi qu’une maison à Gravot (commune de Bourgueil) (voir https://turonensis.fr/categories/rabelais-en-touraine/dans-le-veron-et-au-nord-de-chinon). Il est donc très vraisemblable que Rabelais soit souvent passé à Port-Boulet pour se rendre sur la rive droite de la Loire. Sur la carte de Cassini, ce lieu est désert et facile d'accès.
Carte de Cassini (annotations PMD)
Mais surtout, allons sur les hauteurs de Chinon, dans le quartier du Quinquenais, où le père de Rabelais possédait une vigne et que Rabelais cite souvent car il devait sans doute y aller avec grand plaisir, comme Pantagruel qui, dans le Quart Livre, s’écrie au milieu de la tempête : « Plût à Dieu que je fusse maintenant à Quinquenais » (Réf. D-45) (voir https://turonensis.fr/categories/rabelais-en-touraine/chinon ).
Vallée de la Vienne vue de Quinquenais (photo PMD mai 2009)
De là, que voit-on au loin ? Au sud-ouest : la vallée de la Vienne et, à 7 km environ, le "camp des romains" de Cinais, qui cache Seuilly et la Devinière ; au nord-ouest : la vallée de la Loire et, à 7 km environ, la centrale nucléaire d’Avoine, qui se trouve juste en face de Port Boulet.
Vallée de la Loire vue de Quinquenais (photo PMD mai 2009)
Par rapport à Quinquenais cette centrale est donc quasiment symétriquement à l’opposé de l’abbaye de Seuilly.
Il me semble donc fort plausible que Rabelais, qui était passionné par les chiffres et les questions de symétrie, ait situé là cette abbaye de Thélème, qui est la contre-abbaye de celle de Seuilly, où évidemment frère Jean ne faisait pas ce qu’il voulait et où le prieur le menace de prison pour avoir troublé le service divin (Réf. A-27).
Centrale nucléaire vue du pont de Port-Boulet (photo PMD mai 2009)
Cette abbaye idéale, créée pour frère Jean et interdite aux « hypocrites, bigots (…) scribes et pharisiens (…) » (Réf. A-54) est donc située, selon moi, à la place de la première centrale nucléaire française, construite en 1957, c’est-à-dire 400 ans après Rabelais !